Un texte d’Isabelle Denis
Changer ses pratiques en éducation, ça peut être grisant, challengeant. Ça donne comme un coup de renouveau… En même temps, ça peut être très insécurisant. Et c’est tout à fait normal. Dans tout processus de changement, il y a bien sûr des hauts, des bas, des phases de régression aussi. En plus, quand la période du bulletin approche, on doute et on se demande ce qui nous a pris de s’être lancé dans cette aventure…Ce qui peut parfois donner le vertige. Faire confiance au potentiel humain qui nous entoure, au temps et à la mise en action représentent des bases solides pour une communauté d’enseignants-apprenants.
Enseigner l’écriture à des élèves du 3e cycle peut nous amener à vivre une certaine pression. Qui n’a pas ressenti le poids de l’examen du ministère de l’Éducation ou encore du passage vers l’école secondaire…
Quand j’ai commencé à enseigner, avec en tête les meilleures intentions, inspirée par les enseignants qui m’avaient enseigné, je m’étais donné pour but de faire aimer l’écriture à mes élèves. J’étais à la recherche des meilleurs sujets. Qu’est-ce qui pourrait bien inspirer mes élèves? Un texte sur l’Halloween, sur Noël, écrire un conte…
JE gérais donc les sujets.
Une fois le sujet trouvé, je me faisais une joie de préparer un gabarit avec de jolis dessins découlant du thème afin que mes élèves puissent y faire leur plan. Afin que ce soit plus facile pour eux, je les guidais en leur indiquant, par exemple, qu’il devait y avoir dans leur histoire une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties et un dénouement…
JE gérais donc leur façon de planifier.
Dans ma planification hebdomadaire, j’estimais que mes élèves seraient en mesure de faire le plan et le début du brouillon, le mardi. La fin du texte, le mercredi. La correction ainsi que le propre, le jeudi. Ce qui me permettait de commencer à corriger vendredi en fin de journée et de remettre le tout aux élèves, le lundi suivant.
JE gérais donc leur temps, leur rythme.
À cette époque, j’étais vraiment satisfaite de cette planification et je me réjouissais de présenter le sujet que j’avais choisi à mes élèves. Comme j’avais hâte à la semaine suivante pour leur présenter la situation d’écriture. De septembre à cette première situation d’écriture, écrivions-nous régulièrement? Non, car nous étions occupés à faire des dictées ou à avancer le cahier de grammaire. La grande majorité du temps, les élèves corrigeaient des fautes. Mais bon, revenons…
Une fois le sujet présenté, je voyais bien que quelques élèves étaient ravis, d’autres n’avaient pas d’expression. Et là, les mains se levaient… « Madame, est-ce que je peux mettre des zombies dans mon histoire, des fusils…? Combien de paragraphes dois-je faire? Est-ce que mon texte doit être long? Madame, c’est quoi les péripéties? » Beaucoup d’insécurité suivait la présentation du sujet… Mais pourquoi? À un certain moment, je me devais bien de trancher si on voulait commencer. « Ok, faites-vous confiance, vous avez tout ce qu’il vous faut pour écrire la meilleure des histoires. »
À partir d’ici, JE ne gérais plus rien. JE doutais.
Et là, les élèves se regardaient, certains pas trop confiants par rapport à ce qu’ils écriraient, d’autres avaient déjà le crayon en main qui déambulait, d’autres étaient stressés juste à regarder le crayon de ceux pour qui le crayon déambulait… Mais avec le peu d’expérience que j’avais, je souhaitais que ça rentre dans l’ordre d’ici quelques minutes. Oh, la gestion de classe…Oui, oui… et là, tout doucement, la classe prenait le rythme de croisière… Un beau silence s’installait…
Mise à part une poignée d’élèves… Devant une page blanche… Même si les minutes passaient… Ça persistait… Page blanche encore… « Qu’est-ce qui se passe? Ça ne va pas? » « J’ai pas d’idées. » « Voyons, c’est un beau sujet! Tu aimes ça l’Halloween! » « Oui, mais j’ai pas d’idées. » « Hum! Tu pourrais écrire une histoire sur… » Et voilà, pour aider, je glissais les idées à mon élève, parfois même les phrases. Pendant ce temps, plusieurs venaient me donner leur texte en me disant qu’ils avaient terminé. Et là, j’utilisais mon « œil d’experte ». « As-tu bien révisé? » « Oui, j’ai ajouté plein d’adjectifs! »
Le mercredi, j’annotais tous les textes avec le code de correction dans la marge (O = faute d’orthographe, V = Verbe etc.) Quand je terminais ce travail, j’avais le sentiment du devoir accompli. Ça, ça aiderait mes élèves à ne pas faire de fautes le moment venu de recopier au propre…
JE contrôlais donc la révision-correction. JE voulais un beau produit fini.
Les années ont passé… et passé… Insatisfaite, toujours en questionnement, remarquant de plus en plus de problèmes, des textes presque identiques, sans âme, sans raison d’être… Et un jour, j’ai découvert les ateliers d’écriture grâce à une enseignante que vous connaissez bien (Isabelle Robert) et des conseillers pédagogiques (Suzane, Patricia, Réal) de mon centre de services scolaire. Ils parlaient de cette sensation, celle de véritablement enseigner l’écriture. L’impression de ne pas exiger de l’élève qu’il écrive, mais plutôt la sensation de lui remettre le pouvoir sur son propre processus d’écriture. Des élèves engagés et qui progressaient. Et ça, ça me parlait énormément. Cette découverte poussée par la curiosité ainsi qu’une mise en action m’auront permis d’amorcer un changement de paradigme, il y a déjà quelques années.
À travers cette démarche, j’ai réalisé que je n’enseignais pas l’écriture, que je ne formais pas des auteurs. Heureusement, ce changement de paradigme est possible. D’ailleurs, je ne reviendrais jamais en arrière. Mon seul regret est de ne pas avoir connu tout ceci dès ma jeune carrière. Mais bon, revenons…
Connaitre d’où on part comme enseignant, comme équipe-cycle, comme équipe-école et où l’on veut aller est un excellent point de départ. S’interroger sur notre pourquoi… Pourquoi voulons-nous faire ces changements dans notre pratique enseignante? Pourquoi faire les choses de telle façon plutôt qu’une autre?… Parler de nos interrogations à nos collègues. S’entourer. Vivre ce changement avec une communauté de « lecteurs-auteurs-enseignants ». Se créer des espaces pour être des apprenants, nous, les enseignants. Observer. Se questionner. Que dit la recherche? Être en mode recherche et expérimentation. Essayer. Célébrer nos essais, nos remises en question, nos erreurs. Mesurer l’impact de ce changement de paradigme sur nos élèves et aussi sur nous. Se réajuster. S’analyser. Être bienveillant envers soi et ses collègues. Se donner le temps. Se fixer des objectifs réalistes, qui respectent notre zone proximale en tant qu’enseignant. Accepter que tout ne soit pas parfait et que ce changement dans la manière de voir les choses en éducation s’échelonne tout au long de notre vie d’enseignant. N’est-ce pas, là, des principes nobles et humains de développement professionnel ?
Quand je porte un regard sur mon parcours, je peux dire qu’il y a eu dans ma pratique un changement de paradigme. Jetons un coup d’œil ci-dessous.
AVANT | MAINTENANT |
Je n’avais pas d’idée du profil de mes élèves avant la première évaluation officielle de la première étape. | Je demande un texte sur demande par genre littéraire. J’ai besoin de savoir d’où partent mes élèves dès les premiers jours de classe. Ensuite, je les observe quotidiennement. La structure rassurante de l’atelier d’écriture me permet de les observer à travers les différentes phases du processus d’écriture, lors de moments individuels ou de partage ou encore, lorsque les modules avancent, en contexte de transfert. |
Je trouvais le sujet et je fournissais un plan à respecter. J’exigeais qu’ils écrivent. | J’enseigne de façon explicite des comportements d’auteur, des stratégies d’émergence d’idées et différentes façons de planifier pour que l’élève soit l’acteur de son propre processus d’écriture. Nous utilisons un carnet d’auteur et tentons de pousser son utilisation année après année. J’offre de nombreuses occasions de choisir. J’ai confiance en la capacité à faire des choix de mes élèves. |
Je proposais deux situations d’écriture par étape. | Je protège le temps d’écriture. Constance. J’offre plusieurs occasions d’écrire. Fréquence. C’est important pour moi que les adolescents de ma classe passent plusieurs fois par le processus d’écriture. |
Je ne connaissais pas la différence entre réviser et corriger. | Je démontre explicitement la différence entre réviser et corriger. Je déconstruis l’idée qu’après le brouillon, tout est terminé. J’écris aussi et partage avec mes élèves le résultat de mes révisions. |
J’attendais à mon bureau que les élèves terminent leur situation d’écriture tout en répondant aux questions des élèves et en proposant quoi écrire. | Je marche ma classe. Je suis présente et à l’écoute. J’observe. Je m’assure dès les premiers instants de l’atelier d’écriture que tous les auteurs sont engagés. Bulle d’écriture. Ancrage. |
Je n’avais aucune idée de l’impact des interventions individuelles et de sous-groupe en cours de processus. Je ne connaissais pas la zone proximale de développement. | Je rencontre mes adolescents en individuel et en sous-groupe. Je les écoute m’expliquer ce sur quoi ils travaillent. Je leur nomme ce qu’ils font comme auteur. Connaissance de soi. Je leur enseigne ce qu’ils sont prêts à apprendre. Progression. Avec le temps, j’apprends a mieux cibler la zone proximale de développement de chacun. |
Je concevais la lecture et l’écriture séparément. | Je démontre à mes adolescents ce que cela m’apporte comme auteure de m’inspirer de la littérature, des autres auteurs. C’est important pour moi de tisser des liens entre la lecture et l’écriture. |
Écrire dans ma classe était un acte individuel, vécu en solitaire. | Je crée de l’espace pour nourrir les échanges. Confiance en mon partenaire ou mes partenaires (cercle d’auteurs). Je protège le moment de partage à la fin de l’atelier d’écriture. Je propose une réflexion sur la rétroaction : le pourquoi et le comment. Je veux entendre mes adolescents sur la question suivante : Que m’apportent les commentaires que je reçois des autres auteurs de la classe? Comment puis-je en formuler? Que dois-je cibler? D’heure en heure, nous apprenons à nous faire confiance. |
Je ne donnais pas de rétroaction à part la grille d’évaluation en écriture avec les cinq critères. | Je crée de l’espace pour que les jeunes de ma classe soient au courant des cibles en écriture, se fixent des objectifs réalistes, s’engagent, voient et entendent parler de leur progression. Nous célébrons nos progrès et nos vies d’auteur. Le but : que les jeunes de ma classe prennent en main leur apprentissage, leur évaluation et qu’ils se mettent en valeur. |
J’utilisais les écrits de mes élèves pour l’évaluation sommative. | Je lis les textes de mes élèves pour voir l’impact de mon enseignement explicite et réajuster le tir, au jour le jour. L’évaluation formative prend beaucoup de place. Plusieurs textes de mes élèves sont utilisés en exemple lors de prochaines mini-leçons. Nous nous inspirons des auteurs de la classe. Parfois, je peux vouloir utiliser un écrit choisi par les auteurs de ma classe pour une évaluation sommative ou je peux demander un texte sur demande en fin de module. Je vis bien avec le fait que les duo-tangs d’écriture sont remplis de textes et qu’ils ne sont pas corrigés avec mon stylo rouge. Je suis rassurée par l’absence de page blanche et la quantité impressionnante de décisions qu’ils prennent en passant continuellement par le processus d’écriture. Pour porter mon jugement en écriture, j’utilise les observations que j’ai recueillies quant au processus de chaque auteur, les notes prises durant les discussions avec chacun et leurs écrits (triangulation). J’implique l’auteur dans son propre processus d’évaluation. Évaluation plus complète et plus humaine. |
Je voulais un beau produit fini. Je me disais que les élèves devaient pratiquer pour être prêts pour les examens ministériels. | Je fixe des moments pour célébrer. J’implique l’auteur dans le choix de ce qu’il voudra offrir aux lecteurs. Nous savourons les écrits de chacun. Nous nous inspirons les uns, les autres. Nous sommes dans l’optique de vivre l’écriture quotidiennement, d’en ressentir les effets, de grandir à travers elle comme auteur et non pas d’enseigner en fonction de l’examen d’écriture du MEES. |
Écrire était expéditif. | Écrire, c’est se donner le temps. Se donner le temps de réfléchir au message qu’on désire partager. C’est une façon d’habiter la classe qui devient atelier. |
Depuis quelques années, au Québec, les ateliers d’écriture auront contribué à un changement de paradigme en écriture. Lorsque bien réfléchie et appuyée sur les fondements, cette pratique démontre que les auteurs s’améliorent rapidement, car ils reçoivent un enseignement explicite de l’écriture, un enseignement quotidien et constant. La fréquence est assurée et l’étayage finement ficelé. L’enseignant est partout, tel un homme-orchestre, fait des liens entre la lecture et l’écriture, protège le temps d’écriture, s’assure que tous ses auteurs sont engagés, qu’ils poursuivent un objectif, questionne, les fait réfléchir à la raison d’être de leurs écrits, les amène à prendre leurs propres décisions, note ses observations, assure un suivi individuel ou en sous-groupe, complimente, nomme, enseigne, prend plaisir et favorise les échanges, accorde de l’importance à l’être qu’est l’élève auteur et garde continuellement en tête que sa classe est une communauté. Une communauté qui apprend, qui s’entraide et se soutient.
Comme je vous l’écrivais au départ… si en ce moment vous avez envie de vivre ce changement de paradigme, entourez-vous de collègues dynamiques et bienveillants, visez une cible, faites confiance au temps et à la mise en action. Appuyez-vous sur les fondements des ateliers d’écriture, sur le pourquoi de faire les choses. Et le plus important, permettez-vous d’être une communauté d’enseignants-apprenants. Bonne continuation.
Une vision sans action n’est qu’un rêve. L’action sans la vision ne mène nulle part. Une vision accompagnée de l’action peut changer le monde. – Loren Eiseley
