Un article d’Yves Nadon

Je n’avais que 11 ans quand Donald Graves publia pour la première fois Writing: Teachers and Children at Work, 22 ans lorsque Lucy Calkins écrivit Living between the lines, et 31 ans quand Nancie Atwell publia In the Middle. Des livres que je n’ai malheureusement découvert qu’à âge de 34 ans.

Je dis malheureusement en pensant à l’enseignant que j’aurais pu devenir si j’avais eu accès à ces idées au début de ma carrière. Je ne vous cache pas ma jalousie lorsque je vois de jeunes enseignantes, dans la vingtaine, commencer leur carrière en étant baignées dans ces idées…

En plus de ces lectures, des enseignantes extraordinaires m’ont ouvert les portes de leur classe (cadeau que j’ai voulu remettre en ouvrant la mienne aux autres) et partagé avec générosité leur expérience et connaissances.

Belle époque : des cibles de perfectionnement, des lectures extraordinaires, les discussions avec des collègues, les visites de classe… Vraiment, c’était fabuleux. Mais une chose essentielle manquait pour me rendre vraiment meilleur.

J’assistais en 2012 à une conférence de Lucy Calkins qui expliquait où elle en était avec l’enseignement et l’atelier d’écriture. Ce que j’ai vu et entendu m’a soufflé. Où étais-je pendant toutes ces années ? Quoi, elle offre des cours d’été depuis des décennies ? Elle a une grande équipe de pédagogues qui travaillent dans des centaines d’écoles et qui réfléchissent ensemble à l’enseignement ? Et je réalise là, pendant que je l’écoute, que ce qui me manquait cruellement est une communauté.

Depuis, chaque été, avec l’équipe de Calkins, j’explore comment aider les enseignants à mieux se perfectionner et à faire de grands pas. Nos classes deviennent des laboratoires où nous enseignons, avec un mentor parfois, et où nous travaillons sur le terrain, avec les enfants et nos collègues. Ensemble, avec les élèves. Et cette façon de faire, sur le terrain, est ce que j’ai vu de mieux pour accélérer mon apprentissage.

En 2013, dans une classe de Brooklyn, on me pointe un élève avec la consigne Tu as une minute pour étudier son écriture, on revient pour assister à ton entretien.  Moi qui croyais à une certaine époque qu’un entretien consistait à poser une question à un élève, et ensuite lui dicter ce que moi je voulais qu’il exécute dans son texte. Vous dire que cela a été le moment le plus dur et le plus lumineux dans mon cheminement est trop peu : cinq jours à travailler avec des élèves et avec des collègues américains sous l’oeil attentif et expert de Colleen Cruz. Mais sans cette rétroaction, sans cette obligation à travailler, je n’aurais pas pu évoluer si rapidement.

Voici des extraits du verbatim d’un entretien que j’ai eu avec Elsa, en avril 2018 :

Nous sommes dans la classe de Julien, à Lausanne. Jolie classe, élèves au travail après une excellente leçon d’écriture donnée par Julien. Je suis en train de faire un entretien avec un élève lorsqu’une enseignante, qui est là pour observer l’atelier, vient me voir et me dit :

— Que fait-on avec une élève qui n’est pas capable de se relire? C’est la jeune fille juste là, à ta gauche…

Je termine avec le garçon et je m’assois à la droite de la jeune fille qui se nomme Elsa. Elle efface énergiquement les deux lignes de texte sous son dessin.

—  Bonjour Elsa. Je peux travailler avec toi? Pourquoi es-tu en train d’effacer?

… … …

— J’efface, dit-elle, en chuchotant vraiment très bas. Son corps se voûte.

— Oh, bonne idée de chuchoter, dis-je en approchant mon oreille très près d’elle et en chuchotant très bas moi aussi. Comme ça, on ne dérangera pas les autres. Oui, je vois que tu effaces, mais ça m’intrigue. Pourquoi es-tu en train d’effacer ce que tu as écrit?

Après ce qui semble 30 ou 40 secondes, elle répond, toujours avec cette petite voix :

— Je ne sais pas.

— Bien moi, quand j’efface comme toi, il y a deux raisons. Soit je n’aime plus du tout ce que j’ai écrit, soit je ne sais plus ce que j’ai écrit.

Toi, est-ce une de ces deux raisons ? Après quelques secondes d’hésitation, elle répond :

— Je ne sais plus ce que j’ai écrit, toujours avec cette voix basse, coupable, et les épaules voutées.

— Ah, je vois que tu es une auteure qui veut être bien comprise, et ça, c’est une qualité. J’espère que tu voudras toujours être bien comprise par tes lecteurs. Mais pauvre toi, c’est du travail, effacer. Moi, quand je veux tout enlever, je n’efface pas. Je colle une bande sur le texte. C’est plus rapide, et moins de travail. Vous avez des bandes pour réviser dans la classe?

— Oui, juste là.

J’ai appris à avoir une vraie conversation, une écoute de ses préoccupations, pas de : « Non, non, tu le sais, dis-le moi! ». J’ai appris à laisser le temps à l’élève de me répondre : de vraies questions méritent qu’on attende une vraie réponse, pas celle que l’élève pense que l’enseignant veut entendre. J’ai appris à valoriser certains comportements et à mieux les faire jaillir. J’ai appris à écouter les réponses et non à avoir un agenda défini d’avance. J’ai peaufiné mes connaissances de l’enfant et du genre littéraire pour m’aider à mieux écouter plutôt que d’arriver avec une leçon prédéfinie.

Cela n’a pas toujours été le cas.

Je vois bien qu’avant, j’aurais poussé Elsa à me répondre, arguant qu’elle devait bien savoir pourquoi elle effaçait, et à lui donner tort de le faire. Après un enseignement sur comment écrire pour bien se relire,  on a terminé l’entretien comme ceci :

[…]

En lui faisant un rappel sur un post-it pendant que je lui parle, je lui dis :

— À partir de maintenant, Elsa, quand tu écriras, et que tu veux être capable de te relire, fais ce que nous avons fait ensemble. Dis ta phrase deux ou trois fois sur la feuille avant d’écrire en tapant les mots avec ton doigt. Ensuite, écris le premier mot, relis, écris le deuxième, relis du début, relis le troisième… Tu as compris?

Et d’une voix toute fière, assurée, le corps détendu, elle me répond : « Oui. ».

Encore une fois, j’ai appris à reformuler une leçon, à enseigner l’auteur et non le texte. Ah, ce mantra cent fois répété : nous enseignons l’auteur, pas le texte. Le texte est un prétexte pour atteindre l’auteur. Tout ça grâce aux rétroactions de mes collègues qui m’ont aidé à mieux converser lors de ces entretiens. Apprendre à écouter ne se fait pas tout seul, et acquérir les connaissances pour bien mener un entretien non plus.

Nous assistons actuellement à un mouvement qui a comme origine la curiosité et la fougue d’enseignants. Je suis témoin de cette effervescence de questions et d’entraide entre toutes et tous. Mais je vais être franc : je m’inquiète parfois de la vitesse d’implantation actuelle et, oui, de gens qui veulent faire les units sans comprendre pourquoi nous enseignons de cette façon, et qui l’appliquent comme un manuel, en dictant aux élèves quoi faire et en imposant leur volonté. Et côté littérature, on voit une instrumentalisation des livres se pointer. Utiliser la littérature à des fins de grammaire, vocabulaire, temps de verbes, conjugaisons, bricolages et tutti-quanti est une dérive qui me dérange au plus haut point. Je citerai Pennac :

« Reste à «comprendre» que les livres n’ont pas été écrits pour que mon fils, ma fille, la jeunesse les commentent, mais pour que, si le cœur leur en dit, ils les lisent. » (Comme un roman, Daniel Pennac, D’eux, 2016)

Les idées entourant l’atelier d’écriture ne sont pas nées avec les modules d’enseignement de l’écriture publiés et traduits chez Chenelière. Les fondations de notre maison pédagogique sont construites depuis des décennies. L’atelier d’écriture n’est pas un manuel scolaire ; c’est une façon de respecter ce qu’est l’écriture, de la rendre vraie pour les élèves, qui tient compte que l’enseignant doit aussi écrire.

Il faut savoir une chose. Cette série conçue par Lucy Calkins et son équipe montre des intrusions dans la vie d’une classe. Nous ouvrons la porte et nous assistons à du grand enseignement par une enseignante experte. C’est un peu comme si quelqu’un avait filmé cette classe, durant 20 leçons d’atelier d’écriture. Nous avons le dialogue, des textes d’élèves, certaines interventions individuelles. On peut donc, bien installé dans notre divan, lire et apprendre à notre rythme. On y acquiert une expérience que nous n’avons malheureusement pas pour l’enseignement de l’écriture : la connaissance des genres, devenir explicites, les problèmes qui surviendront avec les élèves… On en voudrait plus. Nous sommes libérés de la planification de groupe pour nous permettre d’enseigner, vraiment, à nos élèves, en petit groupe ou individuellement, et en même temps, nous apprenons à mieux enseigner l’écriture et la lecture.

Mais une foule d’informations sont absentes de ces livres. Toutes les interventions individuelles ou de petit groupe n’y sont pas (ou si peu). Nos connaissances autour de l’atelier, nos objectifs à court et long terme, les interventions pointues lors des entretiens, nos attitudes dans ces entretiens, comment amener les élèves à réviser sans que cela soit une commande de l’enseignante, et comment le faire, la vision plus grande que cet atelier, la propre expérience de l’enseignante en tant qu’autrice, où mettre de l’importance au début, comment s’améliorer…

D’où les dérives parfois de gens bien intentionnés qui appliquent tout ceci comme une recette, et qui s’aperçoivent que la recette ne lève pas, ou ils ne la voient pas lever, cherchant des résultats traditionnels.

Pour mieux apprendre, Calkins et son équipe ont mis sur pied des écoles laboratoires, où les enfants apprennent à tous les niveaux avec les ateliers, et où elles reçoivent des enseignants pendant plusieurs jours. Théorie, démonstrations et pratique en classe… Théorie, pratique en classe… Théorie, démonstrations, pratique en classe et rétroaction en classe…

Cela existera bientôt au Québec. Avec l’aide de De mots et de craie et la collaboration d’une équipe école dévouée, oui, enfin, une école laboratoire! Vous dire combien je suis heureux!

Dans le livre Sept souris dans le noir, l’auteur raconte l’histoire de souris aveugles qui tentent de savoir qui est l’animal devant elles. Elles explorent partiellement l’animal et croient trouver, se fiant chacune à une seule partie touchée. Sauf la septième souris qui explore mieux que les autres. La conclusion de ce bel album est que telle est la morale des souris:  savoir un peu est mieux que rien, mais le sage ne connait vraiment que ce qu’il a vu en entier.

Alors, entourons-nous de collègues réels et virtuels (puis-je faire une pause et dire merci Martine, merci Isabelle pour ce blogue, votre temps, vos expériences, votre énergie si incroyable. Et que dire du blogue qu’Anick Sirard vient de mettre en ligne pour les enseignants du secondaire ? Oh, des années que j’espère sa naissance !), ayons des cibles, consolidons nos fondations, assistons à des perfectionnements, visitons des classes qui le font, discutons avec nos collègues, cherchons l’appui de notre direction et de nos collègues, et n’attendons pas de tout savoir pour nous lancer. Mais surtout, cherchons à avoir une équipe avec qui enseigner, avec qui partager notre travail et nos questions, cherchons de la rétroaction, si importante, et donnons-la aussi aux autres. Et n’attendons pas la perfection avant d’enseigner : c’est par la pratique que viendra cette perfection.

Comme écrit Lucy Calkins : « Si vous et vos collègues visitez régulièrement vos salles de classe, en ne vous souhaitant que du bien en tant que professeurs, en partageant des idées et des inventions, des outils et des questions, alors toute la communauté d’une école s’élève sur la vague de ces études professionnelles. »

Je finissais mon album Mon frère et moi par la phrase

Nous

sommes frères.

J’aimerais terminer cet article en écrivant

Nous

sommes collègues…