Gardiens et Passeurs

 

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       Les élèves entrent trop souvent dans une librairie comme dans une pharmacie. Ils se présentent au libraire avec la fameuse « liste des livres à lire » comme un patient avec son ordonnance. Ils voient le libraire disparaître dans son officine, la liste à la main, et ressurgir derrière la pile des œuvres « prescrites ». Soit dit en passant, le terme « prescription » ne me paraît pas le plus approprié, s’agissant de la diffusion des livres. Il sent trop sa potion. Une lecture ne relève pas d’une prescription : « Vous me lirez trois gouttes de Mallarmé matin et soir dans un grand verre de commentaire… Un mois d’Éducation sentimentale, et nous verrons ce que donnent vos analyses… À la recherche du temps perdu, n’arrêtez pas le traitement avant la fin. »

Abominable.

Ainsi lesté de sa quantité obligatoire de littérature annuelle, l’apprenti lecteur rentre chez lui sans rien savoir de la librairie d’où il sort. Sa scolarité achevée, Mallarmé, Flaubert ou Proust resteront au mieux dans sa mémoire comme les noms propres donnés à des injonctions de lecture. Loin de protester le jour où un fast-bouffe remplacera la librairie de son quartier, il y déposera sa progéniture pour passer ailleurs que dans les livres ce moment de liberté.

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      Cette conception pharmacothérapeutique de la librairie est la conséquence d’un enseignement médicolégalde la littérature. Depuis la nuit des temps, la méthode est la même, seuls les outils changent. Nous nous emparons des textes, les découpons en morceaux sur la table de dissection, avec le faux espoir que nos élèves trouveront dans leurs entrailles la beauté rédemptrice et le sens libérateur. Cette initiation chirurgicale aux belles-lettres pétrifie le plus grand nombre. Tout « choisis » qu’ils soient, nos morceaux de cadavres effraient nos écoliers. Les commentaires que nous attendons d’eux gèlent dans leur gorge, et nous en concluons hâtivement qu’ils ne s’intéressent pas à la littérature. Et, par conséquent, qu’ils « n’aiment pas lire ». S’ils « n’aiment pas lire », la responsabilité n’est pas nôtre, elle incombe au monde entier avec son cortège de télévisions, de chômage, de familles monoparentales, d’émigration intempestive, de consommation tous azimuts, de cybertentations… La faute au système, la faute à la modernité, la faute à tout ce qu’on voudra, mais pas la nôtre, nous qui sommes des instances si convaincantes!

Des « instances »… encore un drôle de mot quand il s’agit de donner à lire! Comme ces médecins spécialistes qui s’intéressent davantage à la maladie qu’aux malades, nous autres « instances » menons trop souvent bataille pour « le livre » sans nous soucier de faire des lecteurs. Nous nous posons en gardiens d’un temple dont nous déplorons qu’il se vide, mais en nous félicitant qu’il soit si savamment gardé.

 

 

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       Gardien du temple, c’est ce qui se recrute le mieux, c’est ce qui est le plus facile à former. (On dira bientôt formater– et, pour une fois, ce sera plus juste.) Prenez un livre, un auteur, un mouvement littéraire, ôtez tout ce qui en fait un organisme vivant, aspirez sa substantifique moelle, momifiez-la, décrétez-en le culte, vous aurez votre temple et, avec un peu d’entregent, vous en deviendrez le gardien.

Les gardiens du temple se reconnaissent à ce qu’ils décrètent, et à ce qu’ils déplorent.

Décrètent la nécessité de lire, mais déplorent la mort de la littérature (Oh là là, plus un romancier digne de ce nom depuis Gide! Plus un philosophe depuis Sartre! Rien de neuf depuis le surréalisme…); décrètent la libération par le livre, déplorent que la lecture ne soit plus qu’un divertissement; décrètent l’excellence, déplorent la médiocrité : « Six cents romans à la rentrée et pas un qui soit lisible! »

Décrètent et déplorent…

Mais ne font rien passer.

Décrètent et déplorent…

Hors toute responsabilité.

Et pourquoi nous sentirions-nous responsables, nous qui nous sommes tant «battus pour le livre »?

Toutes ces dignités qui « se battent pour » sans jamais descendre dans la vie…

 

 

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         Dit comme ça, « le livre », ça ne signifie pas grand-chose : la désignation d’un marché tout au plus, le département d’un ministère, le nom d’une politique, un budget, un titre de rubrique en queue d’hebdomadaire, un produit, un concept, c’est cela, « le livre ». Autant dire rien, du point de vue de la vie. Sans les hommes et les femmes qui vont avec, sans toute cette vie qui grouille en lui et autour de lui, sans nous qui l’avons lu, sans les quelques-uns ou les innombrables à qui nous allons le faire lire, sans ce désir de le faire passer de main en main, ce n’est rien, le livre.

« Je me bats pour le livre. » Mon œil! Arrête de te battre et donne à lire, papa! Tente-nous! Range ton moule à décrets et fourgue-nous le dernier bon roman, le dernier essai lumineux que tu aies lu! La lecture? Qu’on en sente la radieuse nécessité dans la lueur de tes yeux, la chaleur de ta voix, la fureur de ton désespoir! Donne! Et on pourra en parler, de ton « combat pour le livre ». Cesse de déplorer et cherche! Creuse dans le tas des six cents romans de la rentrée, lis-les tous, et trouve! Si tu ne trouves pas un bon roman français, cherche dans le reste du monde! Trouve, lis, et passe à ton voisin! Fais ton boulot. Puisque tu es censé te battre pour le livre, commence par celui que tu vas me donner à lire, celui-là seulement, ce sera déjà énorme. Au lieu de te poser en intelligence déprimée, en hauteur épuisée…

 « Rien à lire dans les six cents romans de la rentrée. »…

  Crétin.

 

 

5

       On l’aura compris, gardien du temple, ce n’est pas une fonction, c’est un état d’esprit, un rôle. C’est la lecture limitée à la connaissance, la connaissance réduite aux acquêts et la place de concierge garantie à vie. Des gardiens du temple, on en trouve dans tous les secteurs de la culture et du livre; l’éditeur, le représentant, le libraire, le professeur, le bibliothécaire, le critique, l’universitaire, l’attaché culturel, le lecteur, l’écrivain lui-même peuvent être tentés par le rôle. Et dans les autres corporations, chez les médecins, les architectes, les juristes, les politiciens… même chez les carpes, il doit y avoir un temple à garder. Gardien du temple, c’est une tentation, le signe d’une hautaine stérilité, un exil dans la certitude, c’est-à-dire très loin de toute vie.

Heureusement, d’autres – éditeurs, représentants, libraires, professeurs, bibliothécaires, critiques, universitaires, attachés culturels, écrivains et lecteurs de tout poil – préfèrent être des passeurs. Ce n’est pas une fonction non plus, mais c’est un peu plus qu’un rôle, c’est une manière d’être, une immersion dans la vie, quoi qu’il en coûte, la sensation profonde que « le livre » est un élément du vivant, qu’il nourrit la vie et se nourrit d’elle, qu’il est en soi un échange et que nous en sommes les agents. Ceux-là, ces passeurs, sont curieux de tout, lisent tout, ne confisquent rien, transmettent le meilleur sans faire à personne honte du pire. Si, globalement, la littérature du moment les déçoit, ils savent qu’un jour ou l’autre, ne serait-ce que par réaction, une œuvre digne de leur suffrage sortira du terreau littéraire, que les pires romans ont au moins la vertu de produire cet humus sur lequel, finalement, pousse le chef-d’œuvre sidérant, et que Flaubert n’aurait pas écrit Madame Bovarysi Emma et lui-même ne s’étaient « graissé les mains à la poussière de vieux cabinets de lecture ».

Passeurs sont les parents qui ne songent pas seulement à armer leur enfant de lectures utiles pour les diplômer au plus vite, mais qui, connaissant le prix inestimable de la lecture en soi, souhaitent en faire des lecteurs au long cours.

Passeurs sont l’instituteur etle professeur de littérature dont le cours vous donne envie de vous précipiter dans la première librairie ou la première bibliothèque venues. Et ceux-là ne se contentent pas d’enseigner la littérature française en France, l’italienne en Italie ou l’allemande en Allemagne, mais – grâce au traducteur, cet autre passeur – ils ouvrent toutes les frontières littéraires, ils donnent accès à l’Europe, au monde, à l’humanité et à tous les âges de la littérature.

Passeur est le libraire qui initie ses jeunes clients aux arcanes de la classification, qui leur apprend à voyager entre genres, thèmes, auteurs, pays, époques, qui fait de sa librairie leur univers.

Passeurs, les universitaires qui ne se bornent pas à former des chirurgiens en littérature, mais des éveilleurs de conscience, des allumeurs d’émerveillement.

Passeur, le bibliothécaire capable de raconter, aux plus jeunes comme aux plus experts, les mille et un romans présents sur ses étagères!

Passeur, l’éditeur qui se refuse à investir dans les seules collections de best-sellers, mais qui ne s’enferme pas pour autant dans la tour d’ivoire de la littérature expérimentale.

Passeur, le critique littéraire qui lit tout, découvre et donne à lire le jeune romancier, le jeune dramaturge, le nouveau poète, ou qui ressuscite la grande plume oubliée, au lieu de se rengorger dans sa vanité de fossoyeur raffiné.

Passeur, le lecteur dont la bibliothèque personnelle ne contient que de mauvais romans ou des essais de seconde main, parce qu’il a prêté les meilleurs, qu’on ne lui a pas rendus. Oui, l’acte de lire étant par essence un acte d’anthropophagie, il est irréfléchi d’attendre qu’un livre prêté nous soit rendu.

Passeur suprême, enfin, celui qui ne vous demande jamais votre opinion sur le livre que vous venez de lire, car il sait que la littérature n’est pas affaire de communication. Pour être passeurs convaincus, nous sommes aussi les gardiens de notre temple intime.

 

 

6

        Aux passeurs, je dois tout. Non seulement mon travail d’écrivain qui est allé de bouche en oreilles, mais aussi mes bonheurs de lecture, qui ne comptent pas pour rien dans celui d’une vie. Je leur dois, par exemple, d’avoir fait de chaque station du métro parisien la promesse d’une librairie. On sort à Jourdain, on tombe sur l’Atelier. Ledru-Rollin? On s’assied à la Terrasse de Gutenberg. Sèvres-Babylone? Chantelivre. Villiers? L’Astrée. Pont-Marie? Ignazi. Vavin? Tschann, Art et Littérature. Censier-Daubenton? La Boucherie, Presse Bouq, l’Arbre à lettres. Saint-Marcel? Le Cerf volant. Goncourt? Libralire, les Guetteurs de vent. Alésia? Alésia. Abbesses? Les Abbesses. Pernety? Tropiques. Jules Joffrin? L’Humeur vagabonde. Montreuil? Folies d’encre. Vincennes? Millepages. Sceaux? Le Roi lire. Créteil? Chroniques… Grandes, moyennes, petites ou minuscules librairies, autant de destinations d’une promenade que je peux étendre à la francophonie entière et sur la longueur de ma vie. Incalculable, le nombre d’heures que j’ai passées, enfant, à flâner dans les allées de la librairie la Sorbonne, à Nice, par contamination du bonheur que je lisais tous les soirs sur le visage de mon père, retiré dans sa lecture, la profondeur de son fauteuil, le cône de sa lampe et la fumée de sa pipe, silencieux passeur, archétype du bonheur de lire. Et ces conversations avec Monsieur Rudin, libraire devenu mythique, qui n’était ni de mon bord politique ni toujours dans mes goûts littéraires, mais qui m’arrachait à mes adolescentes pesanteurs en me racontant la littérature du monde entier! Et cet apaisement, chez Corti, à écouter le vieux monsieur parler de livres essentiels, certes, mais des arbres du Jardin du Luxembourg aussi, là, de l’autre côté de la rue de Médicis, juste en face de sa librairie…

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       Il y a près de trente ans, le 10 juillet 1985, j’entrais dans une librairie de Grenoble, une dénommée Nuits blanches, qui ne vendait que des romans noirs. Mon intention était de demander au libraire de me faire ma provision de l’été. Qu’il me vende ses dix titres préférés et peaufine ma culture dans un domaine où j’étais encore novice. Avant que j’aie ouvert la bouche, un jeune homme à l’œil rigolard mais fixe, que je voyais pour la première fois et qui ne me connaissait pas davantage, me flanque dans les mains mon propre Au bonheur des ogres, et, sur un ton qui ne se discutait pas:

– Prenez et lisez, vous me paierez si vous aimez.

Je me suis enfui le livre à la main, honteux, ravi, confus, aux anges, sans oser dire au jeune libraire que j’étais l’auteur de la chose et qu’il venait de me faire entrer dans la meilleure partie de ma vie.

 Aujourd’hui, dans le TGV qui me ramène de Lyon, où je viens de lui rendre visite, j’ai le sentiment qu’il me faut remercier ce passeur fou et tous ceux de son acabit, les remercier à plus d’un titre– le beau nom, d’ailleurs, qu’il avait donné à sa librairie.

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Les créateurs

En 1985, Daniel Pennac donne le jour à la famille Malaussène avec Au bonheur des ogres. Il y impose son style : rythmé, glissant, espiègle. L’alchimie se produit et, avec ce qui devient la saga des Malaussène (La Fée carabine, La Petite Marchande de prose, Monsieur Malaussène, Des chrétiens et des Maures et Aux fruits de la passion), naît une potion à succès. Il publie, en 1992, un essai sur la lecture, Comme un roman, dans lequel il définit les droits du lecteur : un succès planétaire! Il a depuis publié des romans, des bandes dessinées et des pièces de théâtre. En 2009, l’écrivain cède la place à l’orateur en montant sur scène pour défendre un texte d’Herman Melville, Bartleby le scribe, une histoire de Wall Street en pleine crise financière. Daniel Pennac démontre, une fois de plus, son intérêt pour le monde qui l’entoure et son enracinement dans l’actualité. Il reçoit le prix Renaudot du meilleur roman en 2007, pour Chagrin d’école, alors que son livre ne figurait même pas parmi les cinq ouvrages retenus dans la dernière sélection du prix. 

Depuis son enfance, Anne Villeneuve est passionnée par les images, les mots, les couleurs.  Tous les jours, elle observe, dessine et s’amuse avec l’aquarelle. Elle apporte souvent son carnet pour croquer les gens et les choses, dans les cafés, en voyage.  Anne est l’auteure et l’illustratrice d’une cinquantaine d’albums jeunesse. Elle explore maintenant le roman graphique pour adultes. On peut aussi voir ses illustrations dans les magazines. Ses livres lui ont valu plusieurs prix, dont le prix du Gouverneur général du Canada, le prix TD pour l’enfance et la jeunesse, le prix Ruth and Sylvia Schwartz, et le prix Québec Wallonie-Bruxelles. 

 


 
Nous remercions chaleureusement Yves Nadon et France Leduc, passeurs et fondateurs de la maison d’édition D’eux, de faire revivre  ce grand texte. Nous sommes choyés.