Un texte d’Isabelle Denis

Quand je visualise un club de lecture avec mes grands, je les imagine, se rassemblant dans un petit coin qu’ils ont choisi, avec le sourire aux lèvres, pour jaser d’une œuvre commune ou différente. Je m’attends à les voir jongler entre les 4 dimensions en lecture tout en explorant des concepts tels que le thème, la leçon de vie, l’évolution des personnages… Je m’attends à les voir lier leurs expériences de vie avec la lecture qu’ils ont faite. Je m’attends à ce qu’il y ait des interactions entre les lecteurs. Je m’attends à ce qu’ils soient touchés par les propos d’un copain, qu’ils trouvent les mots pour y réagir. Bref, je m’attends à ce que les échanges qu’ils ont aient un impact sur leur personnalité, sur leur façon de voir le monde et d’y interagir.

Ça, c’est ma cible.

Pourquoi croire et s’intéresser aux échanges entre ces lecteurs adolescents? Pour l’art de s’exprimer et d’écouter ce qui s’y développe. Pour le développement de l’oral qui nourrit le développement de l’écrit et vice versa. Pour qu’ensemble nous construisions des sens. Pour qu’en discutant, ces jeunes puissent apprendre à se connaitre à travers un livre-miroir, à réfléchir à qui ils sont, qui ils désirent être ou encore qu’ils puissent observer les scènes d’un livre-fenêtre et réaliser, par exemple, qu’une grossesse à 16 ans, ça peut arriver et ça peut être difficile.

Également, pour qu’ensemble nous progressions. Je me souviens d’une élève qui m’avait dit : « Madame Isabelle, si j’avais été seule, jamais je n’aurais attaqué ce livre, mais avec les autres, j’ai été capable. » Aussi, parce que la lecture, c’est social. Lire et jaser de nos lectures est naturel. Qui n’a jamais dit dans une conversation : « Oh oui, justement, j’ai lu ceci la semaine dernière… » Et nous voilà partis à discuter sur un sujet. Rappelons-nous que nous avons des élèves dans nos classes qui sont des lecteurs sociaux. Je me souviendrai toujours de Théo. Il avait lu la série des Tom Gates en entier. Bien sûr, il était en deuil de cette série. Il n’arrivait pas à donner une chance à un autre livre, à tomber amoureux à nouveau. C’est à travers un club de lecture que je l’ai vu s’épanouir comme au premier jour où il fût en contact avec le tome 1 de sa série préférée. Les clubs de lecture brisent la barrière de l’isolement. Ils permettent aux élèves de s’élever comme lecteur. Je remarque qu’ils ont un impact considérable sur les lecteurs moins engagés. La force du groupe nous engage, nous tient, nous motive.

Pour atteindre cette cible, comment s’y prendre?

Qui dit club de lecture,  dit discussions et rencontres fréquentes. Quand je discute avec une amie, par exemple, j’ai en tête des sujets qui nous unissent. J’en fais le suivi en lui posant des questions, en l’écoutant et en réagissant à ce qu’elle me dit.  Je prends soin de cette relation. Quand je suis membre d’un club de lecture, c’est la même chose, je prends soin des liens littéraires que je tisse.

Quand nous nous lançons dans la belle aventure des clubs de lecture, au tout début, je vois des élèves faire des résumés oraux de ce qu’ils ont lu. Je vois des élèves penser à ce qu’ils vont dire et quand c’est fait les échanges cessent. Les membres se regardent. Il y a des silences ou bien des conversations parallèles.

Réfléchissons aux bases à installer. Avant de débuter en petits cercles, à travers la lecture à voix haute animée, en grand groupe, nous aurons pris plaisir à échanger entre nous. Relire le texte d’Isabelle Robert à ce propos.

Ensuite, notre lunette de membre d’un club de lecture deviendra plus microscopique. Il y aura des mini-leçons sur les 4 dimensions en lecture. Qu’est-ce qu’interpréter? Comment s’y prend un lecteur pour faire une interprétation? Sur quoi se base-t-il? Aussi, nous réfléchirons à ce que j’appelle le vocabulaire littéraire. Le nôtre est-il riche? Est-ce que je sais ce qu’est un point de vue, un stéréotype, la narration, une métaphore, un thème… Ai-je eu l’occasion d’en observer  et de discuter à ce propos avec ma classe de lecteurs? Suis-je assez solide pour réagir et apprécier tant à l’oral qu’à l’écrit? Ai-je l’occasion de le faire souvent et de façon naturelle à travers les discussions que nous avons en classe. Un de mes élèves me disait dernièrement : « Madame Isabelle, mon personnage se vante. Il se pense bon. Mais un moment donné, il se fait remettre à sa place par une fille. Et là, il change. Mais, je ne suis pas capable de dire le mot… » Après une discussion, nous avons découvert qu’Émile voulait exprimer que son personnage devenait plus HUMBLE. Imaginez le travail derrière ce mot. Nos jeunes ont besoin de ce genre de discussion. Ils ont besoin de rétroaction par rapport au langage qu’ils tentent d’adopter, mais qui n’est pas encore acquis. Je sais que l’on veut bien faire, au 3e cycle, en préparant les élèves à répondre à des questions écrites concernant les 4 dimensions en lecture comme dans les examens du MEES ou encore dans des tâches lecture-question. Toutefois, si nous nous en tenons qu’à cette pratique dans l’enseignement de la lecture, ne nous surprenons pas si nos lecteurs nous offrent une pensée très peu élaborée ou encore une pensée répétée sous la forme d’une recette.

Quand on veut apprendre à un enfant à faire du ski alpin, nous avons une idée de la destination où nous désirons le conduire. Nous descendons au-devant de lui. Nous prenons le temps de jaser à chaque palier de la montagne. Nous discutons, l’écoutons parler de ses difficultés et de ses réussites, lui donnons des conseils et convenons de la façon de faire jusqu’au prochain palier. Un peu à l’image de l’enfant à qui on apprend à faire du ski alpin, nous nous devons de réfléchir à ce qu’est un club de lecture pour nous, dans notre milieu de vie scolaire ainsi qu’à ce qu’on désire modéliser afin d’atteindre la destination.  Grâce à cette réflexion, nous serons en mesure de guider nos élèves d’un palier littéraire à l’autre.

Il y aura aussi des mini-leçons qui nous feront réfléchir à comment agissent les membres dans un club de lecture? Que disent-ils? Comment font-ils pour cibler de quoi ils parleront? Comment font-ils pour rebondir sur ce que vient de dire tel lecteur? Se préparent-ils? Lisent-ils les mêmes pages ou non? Tout ce que je nomme ci-dessus deviendra ou aura été le point d’enseignement de plusieurs mini-leçons et réflexions avec les élèves. Plusieurs mini-leçons auront guidé les lecteurs dans leurs lectures individuelles, lors de la lecture interactive ou encore à deux depuis septembre.

Que dois-je offrir comme points d’enseignement à mes élèves pour qu’ils puissent devenir des lecteurs qui échangent avec passion? De plus, il est important de garder en tête qu’il est important que les membres du club de lecture prennent en main l’organisation, qu’ils gèrent leur club de lecture et qu’ils se réajustent afin qu’ils s’engagent et contribuent à développer leur propre vie de lecteur. En tant qu’enseignant, cela demande de modéliser comment le faire, cela demande également de lâcher prise en début de processus (les élèves lisent-ils vraiment? Les discussions portent-elles réellement sur ce qu’ils lisent? Comment évaluer leurs compétences en lecture?) afin de pouvoir se lancer et le vivre en classe. Ensuite, cela demande une présence constante lorsque vient le temps des rencontres des clubs de lecture.

Comme l’enfant à qui l’on apprendra à faire du ski alpin, avec les lecteurs de nos classes, ce sera une danse continuelle entre la modélisation de stratégies et de comportements, les périodes d’échange, les rétroactions et  les réajustements.

Quand je commence les clubs de lecture avec mes élèves, j’ai l’impression d’être partout, en mouvement constant. Je circule d’une équipe à l’autre. J’écoute. Je note. Je recadre. Je fais bien attention de rester à l’extérieur des cercles. J’entends Félix qui tente une interprétation. Wow! Je me dis que Samuel aurait l’occasion de réagir, mais je vois qu’il ne trouve pas les mots. Je me penche et lui chuchote ce qu’il pourrait dire à Félix (…au début, je chuchote énormément.) Je me déplace. Je surveille son regard.  Il se lance. Félix lui répond et on atteint un niveau supérieur… Les propos de Félix touchent les membres… Et moi, j’ai des frissons. Samuel est figé, sans doute  ému. Il réalise qu’il a eu un impact dans la conversation d’aujourd’hui. Pour ne pas briser la magie, quand la période sera terminée, j’expliquerai à toute la classe ce qui s’est passé dans le club de lecture de Samuel, ce que j’ai eu la chance d’observer. En fait, pourquoi la magie a opéré.

Autre chose intéressante que nous faisons. Chaque club de lecture se filme. Pas à chaque fois, mais assez souvent. Il est fort intéressant de s’observer. Ça s’apprend. Ça se modélise. Selon les objectifs de chaque club, les jeunes s’observent. Tellement riches, ces observations… Les constats faits leur permettent de se réajuster pour mieux se diriger vers leurs cibles. Ils en ont la preuve, ils se voient. Au début, les observations sont plus simplistes, légères. Combien de fois ai-je parlé, ai-je réagi aujourd’hui? De fil en aiguille, les jeunes murissent, progressent, s’attardent à ce qu’ils disent, à comment ils le formulent jusqu’à réfléchir à l’impact qu’ils ont sur la richesse des échanges dans leur club de lecture. Bien entendu, ce bagage qui fait partie d’eux, un peu comme les habiletés permanentes du skieur,  se répercute sur tous les échanges en classe (conseil de coopération, débat en éthique et culture…)

Ainsi, l’année avance et je remarque que je suis de plus en plus observatrice, moins essoufflée. Je savoure. Un peu comme la maman qui regarde son enfant s’élancer sur les pentes avant elle, je remarque la progression et j’en suis fière. Je me sens privilégiée. Je vois  Juliette qui se propose de mener les discussions. Je vois Vyctor qui tient le crayon de la parole, car dans son cercle, ils ont décidé qu’ils en avaient besoin étant donné que la prise de parole ne se fait pas, pour le moment,  de façon fluide. Je vois le club de lecture Les rapides et dangereux faire un résumé de ce qu’ils viennent de lire pour s’assurer que tous comprennent. Ils sont des modèles les uns pour les autres. En me tournant, j’entends Antoine qui rebondit sur ce que vient de dire Anaïs : « Je comprends très bien que tu te sentes comme Ashley, le personnage principal. Mais je crois que tu devrais laisser une chance à ta belle-mère. Se faire une deuxième famille, ça peut amener du bonheur aussi. » Je surprends Maude qui jette un coup d’œil aux phrases d’amorce sur les tableaux d’ancrage. La voilà qui sort de sa zone de confort et qui tente de réagir aux propos de Noah.

Je me dis qu’ils y sont arrivés, car ils ont eu l’occasion de s’exercer, de s’observer, de se réajuster. Je me dis que c’est beau, que ces échanges sont riches. Par nos rapprochements, notre intention commune, nous tentons de faire émerger des sens. Tout cela nous fait réfléchir. Les mots des auteurs ont un impact sur nos personnalités, sur nos gestes dans la vie.

Ce n’est pas à négliger dans une société qui s’individualise à vitesse grand V, une société dans laquelle les jeunes font face à une quantité incroyable d’informations. Soyons conscients que nous avons un rôle à jouer afin que nos jeunes demeurent critiques et je suis persuadée que les clubs de lecture contribuent à mettre des bases solides pour une pensée analytique. Comme le disent si bien Sonja Cherry-Paul et Dana Johansen dans Breathing New Life into Book Clubs, « nous valorisons les clubs de lecture à cause de leur influence indélébile sur le lecteur vu qu’il se développe comme penseur critique, lecteur pour la vie et agent de changement dans le monde. » (traduction personnelle). Dans les semaines qui suivront, vous retrouverez un article en lien avec le club de lecture chez les grands, mais davantage axé sur le pratico-pratique.

Référence :

Cherry-Paul, Sonja et Dana Johansen, Breathing New Life into Book Clubs, 2019.