Un article de Martine Arpin
Mon frère et moi, nous sommes très différents : une volubile et un discret, une impulsive et un réfléchi, un sportif et une spectatrice…
Notre différence d’âge semble avoir fondu au fur et à mesure qu’on a grandi, mais il est quand même encore mon « p’tit frère », et malgré nos différences, nous avons certains intérêts communs, comme la musique, la lecture, la cuisine, ne pas faire la vaisselle et trouver lequel de nous deux trouvera la meilleure astuce pour voler le gâteau de fête de l’autre…
La première fois que je suis allée voir un spectacle dans une grande salle avec mon p’tit frère, c’était pour sa fête. C’était son premier « grand show », à Montréal, au Centre Bell (qui avait un autre nom à ce moment-là). C’était la première fois qu’on faisait une activité « juste nous deux », sans les parents. Un passage à la vie de grands.
Et au moment où le groupe a entamé la troisième chanson, parmi les plus connues de son répertoire, et que tout l’amphithéâtre s’est mis à chanter le refrain à tue-tête, je me rappelle avoir saisi le bras de mon frère pour lui dire : « Écoute! Écoute comme c’est beau!». C’était ce moment que je voulais partager avec lui. Ce que je voulais qu’il retienne de cette expérience: cette communion, ce frisson.
Encore cette semaine, des années plus tard, j’étais dans une salle pleine à craquer. Une communauté pour un soir, des inconnus qui ont peut-être peu en commun, réunis autour d’un groupe d’auteurs-compositeurs-interprètes généreux, qui partagent une passion. Au refrain de la troisième chanson (décidément, ça doit être une constante pour faire grandir l’excitation dans un spectacle…), Grow into Love (Half moon run, 2020), puis de celles qui ont suivi, j’ai ressenti le même effet. Le sentiment de faire partie de quelque chose, avec les autres. Je pense toujours aussi à l’effet que ça doit produire sur les musiciens. Tous ces gens qui adoptent tes mots, tes mélodies et qui te les lancent en plein visage.
Le lendemain matin, en repensant à cette soirée, les mots de Lucy Calkins au sujet de la lecture partagée, dans le guide L’atelier de lecture, fondements et pratiques (Chenelière Éducation, 2020), me sont revenus :
« Pour vous imaginer ce à quoi pourrait ressembler la lecture partagée en classe, pensez aux moments où vous avez assisté à un concert de votre chanteur préféré. La vedette empoigne le micro et commence à chanter son plus grand succès. Le public se joint à lui et chante en chœur, et dès que l’artiste prend une pause dans la chanson, la foule entonne les paroles d’un seul élan. L’engagement du public est à son comble, et toutes les voix s’unissent à un point où elles supplantent presque cette du chanteur. Vient alors une partie plus complexe de la chanson, et la vedette reprend le contrôle en chantant plus fort pour diriger la foule. Après tout, l’artiste connait ses chansons par cœur et il est capable d’aider son public à l’accompagner. Il n’a évidemment pas besoin de discuter longuement de la façon dont il interprète sa chanson pour ce faire. Il n’a qu’à s’avancer d’un pas aux moments critiques en chantant plus fort et en prenant les commandes, avant de faire des pauses. Pour que la foule remplisse les temps d’arrêt en chantant à l’unisson.
Dans la salle de concert, personne n’a besoin de lever la main pour demander la permission de chanter un couplet; personne ne s’inquiète à l’idée de s’être trompé dans une parole. L’ambiance est à la célébration et à la participation. C’est peut-être bruyant, mais c’est ce qui se produit lorsque tout le monde participe pleinement au concert. »
Pour moi, ceci est une autre grande démonstration de Lucy Calkins et de son équipe. Une image puissante pour décrire ce qu’est la lecture partagée et pour démontrer ses résultats qui vont au-delà de la pédagogie. Dans une semaine de classe déjà chargée, il ne s’agit pas de multiplier les dispositifs à son horaire ou d’enfiler une suite d’activités. On manque toujours de temps. Il faut savoir ce que l’on fait, pourquoi on le fait et comment le faire de façon efficace pour bien choisir nos interventions.
Pourquoi la lecture partagée
La lecture partagée, comme le concert, réunit toute la classe autour d’un amour commun. Elle permet de faire un lien direct entre l’enseignement, l’engagement et la lecture autonome et facilite le transfert des apprentissages. Le travail qu’on accomplit durant les 10 à 15 minutes quotidiens qu’on y consacre reflète le travail que nous aimerions que nos élèves fassent en lisant de façon autonome. Elle soutient tous les élèves en les encourageant à puiser dans leur répertoire de stratégies et en modelant la façon de les utiliser. Mais elle donne aussi aux élèves une conviction importante : « Je peux lire! ». Moi, quand j’entonne « This is only begun, I, I do not know, If I could just Grow into love with you…” avec Half Moon Run, je chante beaucoup mieux que seule dans ma voiture!
Comment
-Prévoir 10 à 15 minutes, 4 à 5 jours durant la semaine.
-Choisir un livre juste au-dessus du niveau de lecture des élèves, idéalement dans le genre de texte à l’étude ou selon le module en cours.
-Chaque jour, un objectif précis sera travaillé à travers la lecture. Planifier l’objectif de chaque lecture et les pauses (selon les objectifs en lecture que vous avez pour vos élèves au moment de l’année)
-Exercice d’échauffement : comptine, chanson (j’aime bien les chansons en lien avec le thème du texte. De plus, en choisissant un texte du répertoire québecois, on enrichit la culture générale des élèves), relecture d’un court texte connu des élèves, poème, lecture du mur de mots…
-Inviter tous les élèves à se joindre à la lecture, dès la première journée.
-S’assurer qu’ils puissent suivre le texte, en déplaçant leur regard au fil des mots (en passant de notre doigt qui suit chaque mot à celui qui pointe le début de la ligne seulement, selon le niveau d’habileté de la majorité des élèves)
-Lire à un rythme fluide et avec expression dès la première journée pour modeler cet aspect important de la lecture. Au fil des lectures, les élèves suivront de mieux en mieux ce rythme.
-Observer et écouter les élèves (Où se joignent-ils avec confiance? Où ont-ils besoin de soutien? Quels sont les passages les plus difficiles?), puis analyser le « pourquoi » et ajuster les prochaines séances au besoin. Cela pourra même faire l’objet de mini-leçons, d’enseignement en petits groupes ou d’entretiens ensuite.

Dans chacun des modules des ateliers de lecture, il y a un modèle de lecture partagée d’un album ou d’un chapitre de roman. Les exemples sont amenés en termes assez spécifiques pour être liés au texte modèle, mais aussi assez généraux pour être transférables à n’importe quel texte. D’ailleurs, la série de « post-it » à placer dans le livre pour préparer la lecture est réutilisable. Une fois la structure intégrée, il est facile de planifier n’importe quelle autre lecture partagée qui répondra aux besoins des lecteurs mais surtout, aux besoins spécifiques de nos élèves, en lien avec le travail fait dans les autres parties de la journée.
Pourquoi encore
Lors de récentes discussions avec des enseignantes du préscolaire au sujet du nouveau programme, l’importance des choix pédagogiques s’est révélée de plus en plus nécessaire à leurs yeux. Comment maximiser le temps d’enseignement en groupe tout en favorisant et en influençant positivement par la démonstration les choix que font librement les élèves pour le jeu. Par exemple, comment, en sachant toute l’importance de l’éveil à la lecture et à l’écrit, donner envie à une plus grande diversité d’élèves de faire le choix personnel de prendre un livre, avec un copain ou un petit groupe, et de le lire ensemble, pour le plaisir, comme certains enfants, tout petits, le font naturellement à la maison? La lecture partagée, par l’esprit de communauté qu’elle crée, le sentiment de compétence qu’elle anime, les bienfaits pédagogiques de la répétition du modelage, et surtout, le plaisir inhérent à sa pratique et le peu de temps qu’elle gruge en classe versus tous les bénéfices qu’elle apporte, est assurément un dispositif intéressant à essayer et à adopter.
Je me rappelle une expérience de lecture partagée dans la classe de ma collègue Karen. Même si, sous la couche de plaisir, nos intentions pédagogiques étaient précises et ciblées, aucun élève n’a senti l’aspect didactique derrière nos interventions. Ni elle, ni moi, ni les élèves n’avons senti que nous devenions « trop scolaires pour le préscolaire ». J’entends encore ses élèves prendre la voix d’un papa ornithorynque « Philémon, viens te baigner! » , patauger comme des poissons, avec leurs bras, pendant que je tourne la page, et changer le ton dont Philémon dit « Pas tout de suite! », à la fin de l’histoire. Pour reprendre les mots de Lucy Calkins, dans la classe, durant la lecture partagée, comme dans une salle de spectacle, personne n’a eu besoin de lever la main pour demander la permission de chanter, personne ne s’est inquiété à l’idée de s’être trompé dans un mot du texte. L’ambiance est à la célébration et à la participation. C’était peut-être bruyant, mais c’est ce qui se produit lorsque tout le monde participe pleinement à une lecture. Après cette semaine de lecture partagée, Karen avait dû se procurer d’autres exemplaires du livre pour répondre à la demande des enfants. Tous avaient envie de le relire, à leur façon, à tout moment durant la journée. Quelques semaines après, Karen m’invitait dans sa classe pour que je les écoute relire le livre. Nous étions toutes les deux si impressionnées.
En repensant à ce moment, je crois que je sais maintenant comment se sont sentis les membre du groupe Half Moon Run, vendredi dernier, quand la foule s’est mise à chanter leurs mots pendant qu’ils levaient le micro vers la salle pour nous laisser toute la place avant de reprendre le contrôle.
Ne manquait que mon p’tit frère, mais on saura bien se reprendre!
