un article de Martine Arpin

École Normale de Leuze-en-Hainaut, Belgique. Un vendredi matin d’octobre, 10h15.

Je suis attendue avec Yves Nadon pour rencontrer des étudiants en dernière année de Bac. Ils seront bientôt enseignants et nous allons parler écriture dans le cadre de l’un de leur cours. C’est le cinquième groupe que je rencontre en quatre jours. Quatre jours intenses et bien remplis: des étudiants, des enseignants, des professeurs, des éditeurs, des chercheurs. Je suis encore un peu  sous l’effet du décalage. J’ai déjà goûté les frites, les speculoos, les cuberdons et les chocolats, admiré La Grand-Place et la statue de Martine, écouté la légende du Manneken Pis, visité une librairie (la chouette Point Virgule de Namur) à la découverte d’auteurs et illustrateurs belges, visité le salon du livre jeunesse et rencontré avec plaisir Sophie, Élodie, Amandine, Jannique, Joseph, Marie-Luce, Christian, Angélique, Maude, Patricia et les autres : des enseignants et pédagogues extraordinaires et dynamiques. Avant-dernière rencontre, donc, de cette semaine riche en échanges et en découvertes.

Il reste 15 minutes avant la prestation. Le plan change. On doit parler lecture, finalement. On s’est préparé pour écriture. Je connais l’atelier de lecture, j’ai déjà présenté l’atelier de lecture, je vis l’atelier de lecture chaque jour dans ma classe. Mais à deux, c’est différent. Et à deux avec Yves Nadon, c’est d’autant plus intimidant. Yves a parlé lecture à Bruxelles cette semaine, nous allons utiliser son document. Document que je ne connais pas en détail. Je ne me sens pas à la hauteur. J’ai chaud. Je peux sentir mon coeur battre si fort qu’ ils doivent tous le voir à travers ma nouvelle robe Desigual. Ils sont une centaine devant nous. J’ai vraiment chaud.

Dans ma tête, ça tourne à toute vitesse. « Concentre-toi », je me dis. « Tu ne veux pas avoir l’air d’avoir été invitée pour changer les diapositives…Tu connais ton sujet. » J’entends Yves, confiant: « Tu connais ton sujet. Tout va bien aller! » Je pense à ce que je sais de l’atelier de lecture.  J’ai une image de Shanna Schwartz, lors d’un atelier présenté au congrès De mots et de craie en 2016. Elle nous avait fait réfléchir aux comportements authentiques de lecteurs. Elle nous avait fait penser à un lecteur avide que l’on connait. Je suis une lectrice avide. Je veux partager ce bonheur avec mes élèves. Tous les choix pédagogiques que je fais sont en fonction de créer chez eux ce même engouement, cet amour des livres. Trouver le moyen de faire en sorte que la lecture entre dans leur cœur et n’en ressorte jamais.

 

Je sais de quoi je vais parler avec ces étudiants qui deviendront enseignants dans quelques mois. Je vais leur parler de la lectrice que je suis, des lecteurs avides que je connais.

 

De la pile de livres sur ma table de chevet.

Du besoin essentiel de visiter une librairie chaque fois que je vais quelque part.

De la bibliothécaire, et du libraire, qui me proposent des lectures parce qu’ils me connaissent et connaissent mes goûts.

Des livres que je partage avec mes amies et collègues.

Des conversations que j’ai avec eux autour des livres.

Des choix que je fais en fonction des auteurs que j’aime, des sujets qui m’intéressent, des genres littéraires qui me plaisent, des recommandations des critiques littéraires et de mes amis.

Du temps que je prends, chaque soir, avant de m’endormir, pour m’installer et lire: mes rituels de lecture.

Du bonheur de lire dehors, dès que les premiers rayons de soleil un peu plus chauds du printemps pointent sur la terrasse.

De plaisir que j’ai lorsque l’on me fait la lecture.

De l’excitation à découvrir un nouveau coup de cœur, surtout quand je sais qu’il s’agit d’une série et que plusieurs autres tomes m’attendent.

Du ralentissement de ma lecture lorsque j’arrive au dernier chapitre d’un roman que je dévore depuis les premières pages, parce que je ne veux pas l’avoir déjà terminé.

Des romans qui me réveillent la nuit pour que continue de les lire.

Des papillons que je ressens quand je rencontre des auteurs et des illustrateurs que j’aime et que j’admire, comme certains peuvent en ressentir devant leur rockstar préférée.

Des phrases que je prends le temps de relire deux, trois fois, tellement elles sont jolies, touchantes, bien écrites. Que je note, même, parfois, dans un carnet.

 

Et que pour toutes ces raisons, ce que je dois offrir à mes élèves, au-delà des stratégies à apprendre, c’est :

Des livres à la tonne, à leur disposition.

Une enseignante qui partage ses plaisirs de lecture avec eux.

Une enseignante qui fait des suggestions littéraires parce qu’elle connait les livres, les auteurs, les illustrateurs, les différents genres et surtout, elle connait ses élèves et connait leurs goûts.

Des occasions d’échanger entre eux, et avec moi, sur leurs lectures.

 

Des occasions de partager leurs livres.

 

 

 

 

 

 

La permission de choisir leurs lectures.

 

Leur donner du temps pour lire. Un temps suffisant, protégé et réservé.

 

Un espace personnel pour lire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des occasions de créer des habitudes et des rituels de lecteurs.

De leur faire la lecture, chaque jour, avec tout mon intérêt et mon enthousiasme.

 

 

De leur faire découvrir et rencontrer des auteurs et des illustrateurs.

 

De leur relire certains passages, en remarquant la beauté, la finesse de l’écriture.

De leur faire découvrir des séries, des personnages, des mondes auxquels ils s’attacheront et qu’ils voudront retrouver.

 

Quand on enseigne, on est dans un tourbillon. Il y a des attentes, tellement de choses à planifier, organiser, penser, régler. Et dans toute cette effervescence, il faut prendre le temps, au fond, de revenir à la base et de se demander :

Quelle est ma vision de l’éducation, de mon travail?

Qu’est-ce qui est essentiel?

Ce que je fais, pourquoi je le fais?

Que vont-ils en retirer, après la journée de classe, pour toute la vie?

 

J’enseigne en deuxième année. Mes élèves ont 7 ans. Bientôt 8. Quand Clara me dit qu’elle a demandé à sa maman d’aller à la librairie chercher le dernier album de Marianne Dubuc, quand Jacob me dit qu’hier soir, il a promis à sa maman de faire le ménage de sa chambre « promis, promis » pour qu’elle accepte d’aller à la bibliothèque municipale pour aller chercher le tome 4 de Capitaine Static parce qu’il n’est pas disponible présentement à la bibliothèque de l’école, quand Thomas me demande s’il peut emprunter le tome 1 de Capitaine Static parce que Jacob lui en a parlé lors de la « jasette du livre » en classe, quand je termine ma leçon de lecture et que Neta me demande si, même s’il n’est pas dans son sac de lecture personnel, elle peut prendre le livre de Fanfan que je viens d’utiliser pour démontrer une stratégie parce qu’elle a vraiment envie de savoir la fin, quand Cassandra me demande s’il existe d’autres livres de Mercy Watson, quand je vois Jessy faire une pile de livres au début de la séance de lecture et décider par lequel il va commencer aujourd’hui, quand Danya dit à Emilie : « Tu es chanceuse, tu n’as pas lu les livres du Pigeon, encore! J’aimerais ça ne pas les avoir lus pour pouvoir commencer à les lire! », quand Juliette veut écrire une lettre à Céline Comtois pour lui demander s’il y aura d’autres histoires d’Élodie et sa copine parce qu’elle aimerait bien savoir si elles sont encore amies et si elles s’amusent encore dans la ruelle, quand j’arrive de voyage avec un sac rempli de livre est que la classe s’exclame « Wouahhhhhhh! Tu vas tous les lire aujourd’hui, hein! », quand Ève a hâte d’aller au Salon du livre pour rencontrer Lili Chartrand et avoir une dédicace, quand la première chose qu’a faite Isaac quand son grand-papa est venu le chercher en classe est de lui montrer « son espace personnel » de lecture, quand Liliane peut nommer et utiliser dans ses textes les procédés littéraires de certains auteurs qu’elle admire en réfléchissant à ce que ça lui fait vivre en tant que lectrice et à ce qu’elle veut faire ressentir à ses lecteurs, je sais que je ne me suis pas trompée.

Et que la chose la plus importante à savoir quand on sort de l’université et qu’on veut enseigner, s’il n’y avait qu’une chose à apprendre, c’est de comprendre l’importance de notre rôle, notre responsabilité première. Que même si on sait que tous les élèves apprendront à lire, peu importe la manière, la façon dont on enseigne est importante quand on veut leur enseigner à ÊTRE des lecteurs, quand on veut créer des lecteurs pour la vie.  Qu’il est primordial de rendre mon enseignement et l’environnement que je crée pour mes élèves authentiques et inspirants, que je dois moi-même être un modèle de lectrice, que je dois connaitre les oeuvres littéraires et leur créateurs, afin que ce que je fais en classe permette à mes élèves d’endosser le rôle important de lecteur et de devenir des lecteurs pour la vie.

Il est 10h30. Yves a commencé à parler aux étudiants. Je peux enfin commencer à l’écouter, à savourer, tout comme eux, son expérience et sa passion. Je lisse ma nouvelle robe et j’inspire profondément. Quand ce sera mon tour et qu’il me remettra le contrôle des diapositives, je sais ce que je vais leur dire, à ces futurs enseignants…